Faire semblant d'avoir un pedigree (Patrick modiano)
De si braves garçons Patrick Modiano – Gallimard – 1982 La France est fière, je l’espère, d’avoir un nouveau Nobel de l...
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De
si braves garçons
Patrick
Modiano – Gallimard – 1982
La France est fière, je l’espère, d’avoir un
nouveau Nobel de littérature en la personne de Patrick Modiano, quelques années
à peine après l’attribution du prix à un autre écrivain français : JMG Le
Clézio.
Le Clézio, Modiano : deux trajectoires
littéraires qui n’ont pas grand-chose en commun – hormis l’essentiel : le
talent. Le premier est breton, un peu niçois mais qui a toujours entretenu avec
cette ville des relations difficiles, même si c’est ici qu’il a connu son
épouse, la belle et intelligente Jémia avec qui j’ai partagé les mêmes bancs universitaires
et pas mal de fous rires. Le second est éminemment parisien, au point d’avoir
fait de Paris qu’il connaît dans ses moindres recoins un personnage à part
entière de son œuvre, comme un fil rouge qui relie entre eux tous ses livres.
Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014 |
Deux immenses auteurs. Ils se lisent
mutuellement et c’est même l’une des raisons de cette note de lecture à propos
d’un livre de Patrick Modiano, paru en 1982, De si braves garçons, son
huitième roman. Il n’est pas le plus célèbre, il est parfois même un peu
dédaigné mais c’est un roman dont JMG Le Clézio dira qu’il le tient "pour
un chef-d’œuvre".
Qui sont ces jeunes gens, pensionnaires du
collège Valvert où règne une discipline quasi militaire, ce prétendu château
qui appartenait à un ami du comte d’Artois, dans l’ancienne Seine-et-Oise ?
Le château est en vérité "un bâtiment blanc de deux étages, au perron
bordé d’une balustrade". Le collège affiche néanmoins un certain luxe
avec ses belles pelouses, ses nombreux terrains de sport qui est au cœur de
l’éducation dispensée, et même sa salle de cinéma. Les garçons de Valvert qui
proviennent de toutes nationalités sont-ils des "fils à papa" ? L’un, à qui l’on demande de remplir une fiche sur
ses parents, inscrit, à la rubrique Profession : "Trafic
d’influences". Le narrateur mènera son enquête – une de celles qui
trament ce livre de portraits, ce quasi-recueil de nouvelles en fait. Elle lui
révélera que derrière la façade respectable du père américain habitant l’avenue
Victor-Hugo et sous le masque de son épouse "à l’allure nonchalante et
sportive" se dissimulent deux voleurs – ou receleurs, il ne saura au
juste – en tout cas d’illicites détenteurs de
tableaux, meubles et bijoux. Un pas de plus dans l’enquête, et le narrateur
découvrira que la mère qui laisse partir – fuir – Michel, son garçon, sans
chercher à le retenir et en s’inquiétant fort peu de son sort, était surnommée
"Andrée la pute".
De si braves garçons |
Tout Valvert est dans cette affaire :
les braves garçons du collège, dans ce monde d’après-guerre, sont des
fils de familles tantôt riches, tantôt ruinées, en tout cas cosmopolites, la
plupart interlopes – toutes assurément suspectes.
Ces "enfants du hasard et de nulle
part" qui vivent dans une apparence d’opulence et de légèreté sont en
vérité quasi abandonnés. L’enfance, on le sait, est un thème particulièrement
cher à Patrick Modiano, avec ce que son évocation recèle de nostalgie, alors
même que celle de Patrick Modiano fut bien lourde à porter.
Celui qui est encore Jean Modiano (Patrick est son deuxième prénom) est né le 30 juillet 1945 dans une villa-maternité du Parc des Princes à Boulogne-Billancourt. Il est le fils d'Albert Modiano et de Louisa Colpijn, comédienne flamande arrivée à Paris en juin 1942, connue plus tard sous son nom d'actrice Louisa Colpeyn. Ce père pour le moins étrange marquera profondément Patrick Modiano.
Qui s’est
occupé du jeune Patrick ? Pas ses parents. On a dit de son père qu’il
avait vécu, jeune, dans le milieu des producteurs de cinéma d'Europe centrale,
tantôt homme d’affaires – sans succès – dans la finance et le pétrole, tantôt
gérant d'une boutique de bas et de parfums… Démobilisé après l’invasion
allemande, il se retrouve bientôt sous le joug de la loi contre les juifs,
mais il ne se déclare pas au commissariat. Il vit dans l'illégalité et
utilise une fausse identité. Un biographe de Patrick Modiano nous dit que le
père, devenu riche avec le marché noir durant l’Occupation, "s'installe
début 1943 au 15 quai de Conti avec sa nouvelle compagne, là où vécut l'écrivain Maurice Sachs, qui y laissa sa bibliothèque. Le couple mènera la vie
de château et fréquentera la pègre jusqu'à la Libération .‘’
Le plus
dérangeant dans l’histoire opaque de ce père est le moment où, d’après
certains, il est pris dans une rafle et emmené à Austerlitz.
Destination probable : un convoi vers on imagine où. Mais le voici libéré
rapidement par un ami "haut placé". On n’a jamais su qui il était. On
a supposé qu'il s'agissait d'un des sbires de la rue Lauriston,
c'est-à-dire la Gestapo française.
Le jeune
Patrick a vite été confié à ses grands-parents maternels venus spécialement à
Paris, sa mère continuant ses tournées de comédienne. Avec son frère Rudy dont
il est très proche et qui est né deux ans après lui, ils sont installés chez
une amie dont la maison abrite des rendez-vous pour le moins troubles. La mort
de Rudy, d'une leucémie, à l'âge de dix ans, accable Patrick
Modiano et sonne pour lui la fin de l’enfance. Il dédiera ses premiers
ouvrages, publiés entre 1967 et 1982, à ce frère disparu en tout juste une
semaine.
Baptisé en l'absence de ses parents, le voici
placé dans un pensionnat – d’autres suivront – avec des adolescents nés de parents
fortunés. C’est l’école du Montcel, à Jouy-en-Josas,
qu’il fréquente entre 1956 et 1960 et dans laquelle la discipline et le
fonctionnement sont de nature militaire. Elle fera de lui un fugueur récidiviste.
Montcel ressemble beaucoup, on l’aura compris, au collège de Valvert.
Patrick Modiano |
Les thèmes
sont là qui trament tout le travail de Patrick Modiano. Le père, l’enfance,
l'hérédité, et les ramifications qui peuvent y être parfois liées :
l'absence, la trahison. Et Paris bien sûr, notamment sous l’Occupation dont
l’obsession se retrouvera dans la trilogie du début de son œuvre et dans le
grand film de Louis Malle, Lacombe Lucien, dont Modiano écrira le
scénario. Il dira un jour de lui-même : "Je suis un chien qui fait
semblant d’avoir un pédigree". Ce
blessé ne cessera de revisiter sa mémoire, à la recherche de son identité.
Montcel-Valvert. Le livre de Patrick Modiano
nous entraîne vingt ans après la sortie du collège. Le narrateur se souvient,
il va rencontrer ses principaux camarades de l’époque, à un moment majeur de
leur vie.
A deux reprises, il
cède la plume à un autre narrateur, un de ses anciens condisciples. Le texte se
construit alors comme un dialogue pour parler d’eux-mêmes et des anciens de
Valvert, ce "collège [qui les] avait
laissés bien désarmés devant la vie".
Les portraits tracés
dans De si braves garçons dégagent un parfum déjà vieilli, chaque
personnage semblant plus ou moins figé dans les années cinquante/soixante de sa
jeunesse, dans une France où tout semblait facile – un pays sans chômage, où régnait
l’automobile à l’essence si peu chère, un pays jeune où les adolescentes et les
petits gars découvrent le yé-yé et s’habillent dans les surplus américains. Une
jeunesse apparemment dorée mais sous laquelle se dissimulent, plutôt mal
d’ailleurs, ces cassures irréparables de l’enfance, ce laissé-pour-compte qui
les aura marqués à vie.
Quelques livres |
On croise Robert Mac Fowles, alias Bob,
beau gosse un peu cinglé qui cherche la mer dans un parc, à Versailles, entre
blague, au début, et peu à peu l’obsession croissante de la trouver, et aussi
Sonia, la mère énigmatique de La Petite Bijou que l’on rencontre
ailleurs dans l’œuvre de Modiano. Et puis encore Johnny, jeune juif qui pour
une fois n’est pas descendu à la station Passy, mais à Trocadéro, et qui sera
arrêté et déporté. Ou Daniel Desoto qui restera l’enfant irresponsable d’une
famille riche et continuera, adulte, les frasques qui lui ont valu bien des
soucis à Valvert, mais sans plus la joie un peu sacrilège des bêtises
d’adolescent, gagné au contraire, peu à peu, par la mélancolie.
On croise aussi le directeur, le prestigieux
Jeanschmidt, dit Pedro, et certains professeurs comme celui de chimie,
entraperçu bien plus tard devant un cinéma où il "jetait des regards
furtifs sur les enfants. Nos yeux se rencontrèrent, il détourna la tête",
pour des raisons qu’on a devinées. Ou encore Monsieur Kovnovitzine, dit Kovo,
le professeur de gymnastique, qui se promenait la nuit sur les pelouses de
Valvert avec son chien Choura qu’il appelait d’une voix traînante, tout en
inspectant les lieux.
Le narrateur, lui, reste en retrait, presque
dans l'ombre, comme un simple témoin qui se contente de rendre compte de ce
qu’il a vu – ou imaginé, car la barrière est particulièrement ténue chez
Modiano.
Certains critiques ou lecteurs ont trouvé ce livre "mignon et suranné, comme la consultation d'un vieil album photo", d’autres ont pensé que rien de très original n’en ressortait. Mais aimez-vous Modiano ? Tout dans ce roman tient de son univers si particulier, où un détail est infiniment riche pour peu qu’on veuille bien le regarder attentivement, où les non-dits sont presque aussi importants que ce qui est exprimé avec cette économie de mots et d’émotions qui caractérise son écriture.
Il flotte dans ce livre un léger parfum de naufrage. Ou bien, tout au contraire, une odeur de printemps, comme si renaître était possible ? A la fin du récit, un des camarades du collège à qui le narrateur passe la parole croise par hasard son vieil ami Newman. Il va bientôt se marier, sa future femme est déjà mère et vit avec la sienne et "un vieux qui est le beau-père de ma fiancée", dit Newman d’un drôle d’air. C’est "une famille très bourgeoise de Nantes… Pour moi, tu comprends, ça représente quelque chose de stable…"
Puis Newman chuchote, il confie qu’il a
"traîné ses guêtres un peu partout (…) J’ai même passé trois ans à la
Légion."
Autant avouer la vérité : il a changé de
nom, c’est sous ce nouveau patronyme qu’il se mariera, il se débrouillera pour
obtenir de nouveaux papiers – "Rien de plus simple, mon vieux".
En fait il veut "recommencer sa vie à zéro". Alors, il fallait bazarder le vieux Newman. Désormais, il
s’appelle…"Valvert".
Thierry Martin