"Tout bafouer avec nonchalance"

En lisant le récit de François Jonquet, l’on pense souvent que c’est peut-être le livre retraçant le mieux la bascule vers l’hédonism...



En lisant le récit de François Jonquet, l’on pense souvent que c’est peut-être le livre retraçant le mieux la bascule vers l’hédonisme qui caractérise à maints égards notre époque. Et puis l’on se dit que cet axe de lecture ne suffit pas parce que le plaisir dont l’hédoniste fait le but de sa vie ne passe pas nécessairement par cet autodafé systématique des normes qui trame le roman, depuis des larcins, certes "légers" –  des vêtements chics – jusqu’à la défonce, en passant par l’alcool à flots et le sexe indifférencié et quasi obsessionnel.
Ce pourrait être aussi un livre sur la jeunesse, c’est-à-dire en vérité sur la terreur de la vieillesse dont le héros, Thomas, qui a vingt ans, pense qu’elle "incendie les vieux". La vieillesse est là qui court au fil des pages, en contrechamp de la vitalité explosive de ces demi-gamins. Un des personnages dont on imagine qu’il compte son existence par dizaines d’années, mais reste accroché à l’idée de la séduction, dit à Thomas : "Pauvre de moi ! Priapique vieillard réduit à se complaire dans de misérables fables, alors qu’il rêve d’être embrassé avec fougue : une petite fois encore, être désiré absolument. Et brûler pour de bon."
Ce pourrait être encore un livre politique, celui de la contestation foisonnante contre le modèle des années Giscard qui, somme toute, avaient à nouveau scellé les pavés arrachés par la récente révolution estudiantine afin de bloquer définitivement l’accès à la plage. Jouir sans entrave, disaient les enfants de Mai 68 : dix ans plus tard, ils vont briser les chaînes.
Ce pourrait être enfin un livre sur l’horreur des petites villes, engoncées l’hiver dans leurs onéreux manteaux  de fourrure et à peine moins caparaçonnées l’été, et par effet de contraste le livre de la fascination pour les grandes cités, Paris en l’occurrence, où le désir de fête habille de trois fois rien les corps malgré le froid, et fait voler ces semblants de tissu au premier souffle printanier.

La Porte Rouge
En vérité, ce très beau livre – si bien écrit – est tout cela à la fois. II n’est pas surprenant que la superbe éditrice qu’est Sabine Wespieser ait décidé de le publier.
Il entrelace ces perspectives, pour ne pas dire qu’il les incarne, non pas tant dans un personnage mais dans un lieu : Le Palace sur lequel François Jonquet a déjà réalisé un documentaire pour Arte.
Rebaptisée par l’auteur La Porte Rouge, la mythique boîte de nuit du faubourg Montmartre fut, quelques années durant, l’espace des non-frontières. Celui où tout semblait neuf, du mélange des publics au DJ dominant la salle dans sa cabine vitrée, du brassage des arts aux lasers balayant le dance floor, de Grace Jones métamorphosant La vie en rose aux serveurs qui se déplacent en rollers. Un maître-mot : la fête. Un maître-slogan : tout essayer.

Que la fête commence !
Affiche du Palace
Nous sommes à la fin des années 70, en 1979 précisément, quand s’ouvre ce bal grandiose et fou, cette "utopie en marche", dira François Jonquet au Salon du livre de Paris 2014, celle "d’un grand mélange de la banlieue à la haute société. (…) La sélection se faisait sur le look, sur l’esprit de fête, (…), ce n’était pas une sélection sur l’argent."

Thomas, le petit provincial, issu d’une famille bourgeoise de vignerons cossus, fait semblant de suivre des études à Paris et de dormir dans sa cité universitaire. Il est beau, il est jeune, il meurt de ne pas vivre. 
Derrière la Porte Rouge qu’il découvre par hasard, c’est une fête joyeuse et effrénée, c’est aussi un feu allumé contre tout ce qui est terne, convenu, de raison raisonnable. Un des personnages du livre dira plus tard, sur ces années en train de s’achever : "Des années (…) à s’inventer des modes, les suivre, errer, déconstruire des discours, toutes sortes de discours idéologiques patiemment mis sur pied, des années durant." 
C’est une fête qui évoque la Régence, somptueuse, démesurée, avec ses relents de désespoir. Elle a fait dire à Gilles Chatelet, le mathématicien, philosophe et pamphlétaire, auteur de Les Animaux malades du consensus : "Décidément, qui n’aura pas connu la fin des années soixante-dix n’aura pas connu la douceur de vivre, ce frisson d’escarpolette où l’histoire balance entre un Ancien Régime et  les fracas d’une Révolution."
Dans une interview, François Jonquet dit : "C’est un livre sur la grande fête (…), la fête joyeuse mais avec toujours en sous-texte le drame. " J’y reviendrai.
la Fête au Palace
Cette Porte Rouge est la maison de Thomas, il n’attendait qu’elle. Mais elle ne l’attendait pas, il faut jouer des coudes, patienter des heures devant la Porte, avec des dizaines et des dizaines de candidats au rêve, à l’oubli, à la passion. Les yeux des gardes – y a-t-il un autre mot ? – survolent sans apparemment la voir cette foule à peine vêtue dans le vent glacial, juste empanachée de volants, de tulles, de robes légères, d’habits de page. "Personne n’entrait, personne ne sortait. Le plus étrange était de voir les gens résignés (…) Il faisait si froid qu’ils puisaient un réconfort animal à s’écraser les uns contre les autres (…). Il n’y avait qu’à attendre. Attendre, attendre." Et tout à coup un doigt se levait près de la Porte, la physionomiste la plus célèbre de Paris, un étonnant travesti sur qui François Jonquet a écrit un autre livre, ou une autre, désignait quelqu’un, sans le regarder, les mots tombaient comme des lames : "Non, pas lui, non pas elle. Pas eux."
Fallait-il espérer de l’espoir pour supporter tout ça !
A droite, Jenny Bel'Air, physionomiste du Palace

Mais François-Thomas entrera, il saura s’infiltrer, devenir peu à peu "un meuble". Là, dans les quasi innombrables salons, alcôves, étages, sous-sols, recoins, il boira à la dérobée les verres oubliés qu’il n’a pas les moyens de se payer, il sniffera des lignes offertes, il goûtera des bouches et des corps qui le sont tout autant. Mathilde, que probablement il aimera et que pourtant il traitera si mal, assoiffé de courses, de conquêtes, avec l’amnésie propre aux débauchés. Et ce premier garçon qui l’effleure puis l’embrasse et dont il dit : " C’était curieux : la bouche d’un garçon n’est pas différente de celle d’une fille, sa langue non plus, mais la barbe naissante du matin grattouillait mon menton, et puis ce torse plat (…) Sous son jeans frémissait un sexe gonflé qui  n’était pas le mien mais aussi le mien, comme détaché de moi-même : moi, dédoublé."
Manger la vie, boire à toutes les sources, respirer toutes les poudres. En toile de fond, la silhouette de l’auteur des Chants de Maldoror qui a passé la dernière partie de sa courte vie en face du futur Palace. Le jeune poète traîne encore dans les rues : le comte de Lautréamont hante le livre comme un présage de destin funeste ou comme l’emblème des errances sans solution.

Beauté de tout essayer
La beauté est partout, dans chacun des épisodes de la trajectoire du héros.  Mais elle n’est pas toujours celle des formes pures des corps ou l’équilibre des situations.
Elle peut se lover dans les vêtements volés avec Mathilde dans les magasins de luxe, et sans doute autant, pour Thomas, dans le fait de les voler. "Tout ici, dit-il en sortant d’une boutique, se conjuguait en un trait simple et précis qui dessinait un monde parfait." On pense à Baudelaire.
La mode a fait partie intégrante du Palace. Les jeunes créateurs de l’époque, de Saint Laurent à Gaultier, ont donné un supplément de créativité et d’attraction à ce lieu de tous les métissages.
La beauté est aussi dans les déguisements, dans les travestissements des soirées Vice versa. Comme elle coule dans les décors de la Porte Rouge où " la puissance onirique" était si forte qu’un soir, après avoir dérobé derrière l’un des bars quelques-unes de ces longues cuillères pour remuer les cocktails, Thomas danse avec son trésor d’argent qui cliquette contre son corps avant de découvrir, en rentrant au matin, que le métal précieux  n’était que de l’inox.
Beauté des spectacles, éblouissements des artifices, beauté du frôlement des corps dans le grand escalier. Beauté de Leila que Thomas crut un moment brésilienne mais qui était d’origine algérienne et venait des Minguettes dont elle avait brisé, par sa volonté folle d’être soi, le carcan de traditions et d’interdits. Parce que "Oui, la vie, ça devait être ça, c’était ça, oui. C’était comme qu’il fallait vivre." Elle ira danser sur la grande piste de la Porte Rouge ; elle régnera bientôt sur les podiums des plus grands couturiers.

Fabrice Emaer, Prince Nicolas Dadeshkeliani, Kira, Jerry Hall
La beauté prend les traits de cette fille "(…) sanglée dans son jeans, en cache-cœur rose, les petits seins vers le haut, merveilleusement bien faite, torche sexuelle, pure flamme." Ou celle de ce garçon – était-ce vraiment un garçon ?, Thomas n’a jamais su – qu’il croise dans le métro, et la gémellité entre la beauté et la jeunesse illumine cette scène : "Je dévisageais souvent ceux qui étaient encore intacts, j’interrogeais les pommettes, le front, les yeux, la bouche, le menton, je me promenais en tentant de percer les fils invisibles qui façonnaient l’équilibre dément, évident et toujours singulier."
Cette obsession de la dégradation physique éclate aussi lorsque Thomas observe au Louvre l’autoportrait d’un vieillard. L’auteur du roman qui est aussi critique d’art fait dire à Thomas qu’il regrette que l’artiste ne se soit pas "peint à tous les âges de la vie et que les tableaux [n’] aient été mis bout à bout dans la salle pour tracer la couleur de la destruction qui avait sculpté ce regard des ténèbres." 

Les ténèbres. Elles trament le livre comme un filigrane– et les rencontres de Thomas aussi. Dans certains passages, Fellini semble tenir la plume et l’on ne sait plus si c’est immonde ou magnifique d’assister à ces strip-teases glauques auxquels se livrent, dans des recoins de Pigalle, le jour, des "filles du XVIème" qui "se droguent, (…) s’exhibent, [les] tétons durcis par le froid, transgressent un misérable héritage de petits tabous et rachètent de la drogue."
Est-elle pitoyable ou superbe cette étreinte entre Thomas et le "Malvoyant" qui fréquente la Porte Rouge ? La nature a donné à Hakim deux vrais tétons et quatre autres esquisses, il devine plus qu’il ne voit mais ses mains, ses lèvres qui  explorent la moindre partie du corps de Thomas le font basculer dans une ivresse jamais atteinte, oscillant entre "flux et reflux : plaisir, attendrissement, apitoiement, excitation, pitié, mais la fierté d’être aimé entièrement a tout emporté.".
Ignobles mais comme enfantines, ces flaques de vomi qui maculent les recoins de la Porte Rouge et les trottoirs alentour. Pathétique et grandiose, Mick Jagger au bras d’une fille beaucoup plus jeune et grande que lui, maquillé, voûté, las et qui soudain se redresse et fait voler ses boucles teintes parce que quelqu’un a crié son nom, rempli d’admiration.
Alors, parfois Thomas éprouve "la tentation d’en finir avec toute cette vie devant soi", ce no future qui ressemble tant à un futur bien réel, et sinistre.

Les paradis perdus.
Les drogues et leurs trafics ont déjà affaibli la Porte Rouge et lui ont valu ses premiers ennuis. Mais en vérité tout lasse… Les night clubbers parisiens, si prompts à brûler ce qu’ils ont adoré, commencent à muter vers d’autres lieux : Les Bains Douches, notamment.
Thomas erre dans les espaces de la Porte Rouge. "Ce fut poignant de déambuler dans le théâtre presque vide, escalader le grand escalier les paumes frustrées du long frémissement des corps, atteindre le fumoir pas enfumé où un barman lavait des verres, croiser des couples en visite (…) qui se persuadaient de vivre l'instant exceptionnel vendu par les guides avec un train de retard."

Le monde bascule peu à peu. François Jonquet parle, lors d’une interview, de "(…) la révolution conservatrice américaine, Ronald Reagan, Margaret Thatcher, (…) c’est les années de triomphe du capitalisme."
Mais le mal qui a explosé peu de temps auparavant est plus dramatique encore. La liberté d’aimer qui bon vous semble et comme bon vous semble est devenue un poison mortel qui ronge les corps : la "nouvelle peste" a franchi les océans, elle se propage à Paris. Elle prolifère "comme le nénuphar de Boris Vian", elle creuse les visages, elle dessèche les silhouettes, elle détruit chaque parcelle de ce qui était fait pour rire, danser, jouir – vivre.
Michel Foucault vient de mourir. Les quatre lettres terrifiantes de la nouvelle peste
Fabrice Emaer
ne sont pas prononcées, pas plus qu’elles ne le seront quand "L’éphémère", alias Fabrice Emaer, le roi de ces nuits hors normes, tombe malade. Thomas le regarde, lors d’une des dernières fête qu’il donne. Elle est particulièrement somptueuse. Il a invité Grace Jones, comme pour une renaissance, comme un défi. Il est dans une loge, découpé de profil. "La nouvelle peste avait sculpté la médaille d’un vieux roi shakespearien de quarante-huit ans. »
Il paraît que lorsque son cercueil est sorti de Saint-Roch, il fut applaudi.
"J’étais loin de réaliser, dit François Jonquet, que ce que je vivais était déjà fini."

* Sabine Wespieser Editeur, mars 2014

Thierry Martin


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