Intime :Jacqueline Gainon, 2006
Jacqueline Gainon, photo Benoît Bargagli Entretien avec Jacqueline Gainon, avril 2006 A l'occasion de l'exposition de Jac...
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Jacqueline Gainon, photo Benoît Bargagli |
Entretien avec Jacqueline Gainon, avril 2006
A l'occasion de
l'exposition de Jacqueline Gainon galerie Eva Vautier en 2014, j'ai eu
envie de vous faire part de la conversation que j'avais eue avec
l'artiste en 2006, lors de son exposition à la galerie Norbert Pastor à
Nice.
Hélène
Jourdan-Gassin :
Jacqueline Gainon, j’ai lu dans le texte
de présentation qui accompagne votre exposition à la Galerie de la Marine une
phrase qui m’a interrogée : « Aujourd’hui sa peinture s’est
intériorisée, elle pense davantage à Cranach qu’à Kirchner. » Si l’on se réfère par exemple au tableau « Scène de rue à
Berlin » d’Ernst Ludwig Kirchner, on pourrait en effet penser à lui devant
vos grandes toiles fauves exposées en 1984 à la galerie Joachim Becker à
Cannes. Plus tard, vos personnages errant dans des forêts de haute futaie,
montrés à la galerie Françoise Vigna, pourraient eux aussi nous rappeler
Kirchner, cette figure essentielle de l’expressionnisme allemand, mais qu’en
est-il de Cranach par rapport à votre travail aujourd’hui ? J’ai du mal à
trouver la filiation…
Jacqueline
Gainon :
Filiation je ne sais pas mais en tout cas, mon penchant pour Cranach vient
d’une attirance que je ressens pour le mystère qui se dégage de ses
personnages. Et pour moi un enfant, un adolescent c’est avant tout un mystère
en soi, une solitude. Dans sa peinture Cranach nous fait ressentir cette
interrogation devant l’être humain, cette sorte de dialogue muet qui a lieu
entre nous et la peinture. Je perçois dans son œuvre ce silence. Le fait de
travailler le thème de l’enfance fait émerger des choses en moi, mais en
silence. D’autre part Cranach ne s’occupe pas du tout de l’anecdote. Le fond
compte peu mais par contre ses personnages sont très précieux, sortes de joyaux
qu’on ne peut pas atteindre. Ses femmes ne sont pourtant pas vraiment belles,
elles sont un peu mièvres et pourtant il se dégage d’elles un mystère étonnant.
On est chez Cranach dans une tension très forte mais introvertie, alors que chez Kirchner elle est extravertie. Après
avoir été moi-même extravertie dans ma peinture, peut-être ai-je l’envie
d’aller vers quelque chose de plus sourd et de plus mystérieux.
J.G. : Oui, c’est
nouveau. Ce qui l’a fait surgir vient sans doute de la fragilité psychologique
de ma sœur, un état qui l’amène à assumer des choses violentes. Je me suis posé
la question : est-ce qu’on attrape ça avec l’enfance ?
L’enfance ne nous joue-t-elle pas de sales tours pour l’avenir ?
Ces sales tours, certains d’entre nous passent outre, arrivent à les exprimer,
à les transformer. D’autres, par
contre, sont rattrapés par leur enfance. Ma sœur, ma famille, tout ça a fait
boule de neige...
HJG. : Depuis combien de temps travaillez-vous ce thème ?
J.G. : Depuis deux
ans environ mais je me suis arrêtée puis je l’ai repris. Il m’a fallu un temps
de découverte, un temps de réflexion. Ensuite j’ai réussi, en reprenant ce
travail, à lui apporter de la distance et du silence.
HJG : Y a-t-il aussi une part de vous dans ces personnages ?
J.G. :
Certainement, dans le sens où j’essaye de me mettre dans la peau des
personnages (il y a plus de petites filles que de petits garçons), qu’ont-ils
pu subir, ressentir ? C’est un jeu entre moi et eux. Il ne s’agit pas d’un
dédoublement car ce n’est pas vraiment moi, mais je cherche plutôt à saisir
cette espèce de cassure, cette fêlure qui est dans tout enfant. Nous sommes
grands aujourd’hui mais nous avons tous connu ce sentiment d’abandon, d’être
comme ça sur une scène, face à la vie… J’ai
mis en scène mes personnages !
HJG : En effet, vos personnages sont frontaux, sans arrière-plan. Avez-vous
voulu souligner ce manque de profondeur ?
J.G. :
En fait, je veux que mes petites filles nous renvoient à quelque chose que nous
avons pu vivre. Un dialogue s’établit avec elles ; elles ne disent rien
mais c’est la peinture qui doit dire. Je voudrais que ça parle à ce qu’il y a
de plus mystérieux en nous. Prenez le fait d’être déguisé en lapin rose par
exemple : enfant, on a tous un jour ou l’autre été dans des bals costumés
où ça se terminait par des pleurs, où l’autre avait un plus joli costume, une
plus jolie robe et on se retrouvait mal fagoté, gêné devant ces grands qui
posaient sur nous des regards parfois assez violents.
HJG : Travaillez-vous
avec un modèle pour vos petites filles ?
J.G. : Non, je
n’ai pas de modèle mais les petites filles blanches viennent de la photo que
j’ai vue dans un magazine d’une petite fille traumatisée par la guerre. Ce
regard m’a marquée et je me suis demandé : qu’a-t-elle pu vivre pour
avoir un tel regard ? C’est vrai que tous les enfants de la guerre, les
enfants qui souffrent vous regardent droit dans les yeux et ça vous interroge.
Il y a une violence dans ce qu’ils ont vécu qui les rend muets devant la vie.
HJG : D’autres petites filles ne se sont-elles pas ensuite interposées entre
vous et ces images ?
J.G. : Voilà,
après je suis allée chercher les miennes. Mes petites filles blanches partent
de cette image de fillette avec un gros nœud blanc dans les cheveux dont la
légende était : « Petite fille traumatisée par la guerre » et ce
n’est qu’après que j’ai fait remonter des souvenirs d’enfance, peut-être des
bals costumés, de rapports entre frères et sœurs, entre cousins et cousines,
des repas de famille où on s’ennuie terriblement, des choses comme ça.
HJG
: Elles sont intemporelles, vos petites filles. Pas d’environnement, juste un jouet parfois.
Leurs vêtements eux-mêmes ne trahissent pas une époque bien définie. Est-ce
voulu ?
Sans titre, 2006 |
HJG : Au
fond, en regardant vos petites
filles on se dit que ce n’est pas facile,
l’enfance.
J.G. : C’est facile mais c’est
en même temps très dur. La suite de l’histoire, elle est en nous, qui nous
penchons sur nous-mêmes, sur nos émotions, sur nos souvenirs d’enfance. Ce sont
aussi ces regards des adultes sur les petits, qui peuvent être bienveillants - qui n’a pas été ému devant le corps d’une petite fille, c’est si
beau leur peau, leurs yeux, leurs cheveux…- comme malveillants, chargés de désirs inavoués, de
choses non dites. L’enfance s’offre à nous comme un miroir à notre merci avec
les dangers que cela comporte, les interrogations. Quelque chose en tout cas
qui nous oblige à prendre du recul…
HJG : Les fonds dans vos tableaux sont très particuliers, travaillez-vous
toujours de la sorte ?
J.G. : Non, là
aussi c’est nouveau mais j’ai traité mes fonds de deux façons différentes dans
cette exposition. Pour les petites filles blanches j’ai voulu que l’espace
n’existe pas, c’est un peu comme si elles étaient dans de la ouate, aussi j’ai
travaillé les fonds avec des patines, des coups de pinceaux tournants… Dans les
toiles aux aplats sombres, presque sans variantes de tonalité, j’ai aussi
cherché à ce qu’il n’y ait pas de limite à l’espace mais dans ce cas, la
couleur a tendance à isoler le sujet, à l’encadrer davantage.
HJG : Pourquoi avoir choisi ce titre,
« Entrez dans la ronde » ?
J.G. : Parce que
c’est ce qu’on chante enfant : « entrez dans la ronde, voyez comme on
danse, chantez, dansez, embrassez qui vous voulez… ». Je veux que cette
exposition à la galerie Norbert Pastor soit comme une sorte de petite
chansonnette, c’est tout… Sans qu’on soit obligé de trop s’impliquer dedans.
Plutôt une chanson légère, c'est-à-dire que ça paraisse léger mais que,
lorsqu’on regarde la peinture ça le devienne moins ! Une invitation à
entrer dans l’histoire, à se laisser aller à l’émotion sans trop de discours.
Pour moi une toile réussie c’est une peinture qui n’a pas besoin de discours
mais qui fait passer quelque chose de fort. Enfin, c’est ce que ça devrait
être, dans le meilleur des cas.
Propos recueillis par Hélène Jourdan-Gassin