Notes de lecture.
« Rien, Lucilius, ne nous appartient ; seul le temps est à nous », disait Sénèque. Eh bien ! Si le temps nous appartient, moi, il ...
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« Rien, Lucilius, ne
nous appartient ; seul le temps est à nous », disait Sénèque. Eh bien !
Si le temps nous appartient, moi, il me file entre les doigts et j’ai du mal à
conjuguer mes activités retrouvées de galeriste et celles d’une blogueuse
assidue.
Heureusement l’amitié est là, qui pourvoit à cette
indisponibilité passagère en la personne de Thierry Martin. Thierry, docteur
d’Etat en droit public, ancien directeur central des
Affaires culturelles de la Ville de Nice en 2006 ; essayiste, romancier…
vient de se libérer de ses fonctions et m’offre
(parmi d’autres activités méritant de ma part
un portrait dans la rubrique éponyme de mon blog) sa
plume pour une première note de lecture du roman de
l’écrivain italien Davide Longo. Alors, bonne
lecture !
L'homme
vertical, de Davide Longo
Stock
C'est un livre fort et dérangeant – ou fort dérangeant…
Un
homme de cinquante ans, Leonardo, professeur et écrivain célèbre, a vu sa
trajectoire brusquement brisée à la suite d'une aventure avec l'une de ses étudiantes.
Divorcé, ne rencontrant quasi plus sa fille Lucia, ne voulant plus écrire, il
s'est retiré dans un village du sud de l'Italie. Mais plus ou moins envahi par "les extérieurs", le pays
se décompose en quelques mois : les pillages, les crimes, les déchaînements de
violence mettent à terre l'Etat, son armée, sa police. La télévision et les
radios n'émettent bientôt plus, les mobiles ne fonctionnent pas davantage, l'essence
devient introuvable. Les commerces comme les pharmacies se vident et les
banques en viennent à bloquer les fonds déposés.
A l'évidence, Davide Longo est du même avis.
Le livre ne cesse de nous demander : est-ce possible "en vrai", comme on dit lorsqu'on est enfant. Le pire, bien entendu, est de penser parfois, au fil des pages : ce n'est pas impossible…
Davide Longo |
Stock
C'est un livre fort et dérangeant – ou fort dérangeant…
Davide
Longo ne se préoccupe pas trop de la vraisemblance de cette trame, car là n'est
pas son objectif, manifestement : il veut aller à l'essentiel qui est celui de
la réponse faite par Freud à je ne sais plus quelle personne lui ayant demandé
si, d'après lui, la civilisation allait un jour remplacer la barbarie ou
seulement se superposer à elle. Freud avait répondu : se superposer.
A l'évidence, Davide Longo est du même avis.
On
peut regretter pourtant que l'auteur n'ait pas voulu rendre plus claires les
circonstances ayant prévalu à cette invasion des "extérieurs" ni à
celles de l'effondrement rapide de l'État. J'aurais aimé savoir qui sont, pour
lui, ces "extérieurs" : des Européens de l'Est ? Des Méditerranéens ?
Que s'est-il passé ? A quoi se sont-ils attaqués ? Comment ? Pourquoi ?
Sur
l'autre aspect (l’État), le mouvement de désastre affectant l'Italie est sans le
moindre doute propre à ce seul pays puisque l'envie de fuite en France ou en
Suisse parcourt le livre, comme autant de destinations sûres. Il s'agit ainsi, chez
Longo, d'une mise en cause de la capacité de l’État italien à être
suffisamment fort pour faire régner l'état de droit (je signale en passant que,
contrairement à ce qu'écrivent les rédacteurs pressés, l'expression "état
de droit" s'écrit avec une minuscule, comme on dirait, en version positive,
un "état de grâce", ou comme on peut être en bon ou mauvais état...
On a connu dans l'histoire des États forgés selon le droit du moment mais qui ont
installé un état de non-droit : refermons la parenthèse...).
C'est
dommage que Davide Longo n'ait pas voulu en dire au moins un peu plus sur la
dégénérescence si rapide de l’État italien qui n'a pas su ni pu juguler les
menaces, lorsqu'il était encore temps.
Refermons
aussi cette parenthèse-regrets…
Reste
le cœur de ce livre : la barbarie en pleine Europe, en plein vingt-et-unième
siècle, et la barbarie aux mains de quasi-enfants. Car ce sont surtout des
"bandes" de jeunes qui errent de village en village, pillent,
brûlent, tuent. Pour la plupart livrés à eux-mêmes, certains sont toutefois enrégimentés.
C'est le cas de la bande subjuguée, au sens exact du verbe, par un gourou
pervers qui s'emparera de Leonardo, de Lucia et de son demi-frère que son
ex-femme a cachés chez lui, le temps qu'elle organise sa fuite hors d'Italie :
elle ne reviendra pas, probablement tuée sur une route. Ces adolescents sont
sans feu ni lieu, sans foi ni loi. Ivres d'alcool et de drogue, ils sont agis
par leurs pulsions, et encouragés à les assouvir pour bénéficier de leur ration
quotidienne de stupéfiants – le mot est bien adapté.
C'est
ce couplage barbarie-jeunesse qui est terrifiant dans ce livre et qui pose le
plus de questions.
En
creux, le roman fait le procès de l'éducation, celle de l'école, comme celle
des parents, car tous ces adolescents sombrent, hormis Salomon, un petit garçon
dont les parents ont accueilli une nuit Leonardo, Lucia et Alberto durant leur
errance et qui sera lui aussi enlevé par la bande, plus tard. Ce petit garçon ne
sombrera pas. Pour tous les autres en revanche, l'éducation qu'ils ont reçue n'aura
rien bâti de solide, rien arrimé des valeurs qu'elle était supposée
transmettre, puisque qu'elle cèdera, comme une digue inconsistante, aux
premiers flots des plaisirs immédiats et sans censure que proposeront les
circonstances et ce gourou, au demeurant crédible, entraînant des comportements
animaux, bruts, cruels, hors le champ de la civilisation, en un mot : barbares.
Le livre ne cesse de nous demander : est-ce possible "en vrai", comme on dit lorsqu'on est enfant. Le pire, bien entendu, est de penser parfois, au fil des pages : ce n'est pas impossible…
En
ce sens, L'homme vertical est un appel à la plus grande vigilance sur la
solidité de la transmission de notre culture. Paul Valéry disait déjà, après
les tragédies de la Deuxième Guerre mondiale :
"Nous, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles". Dans
L’homme vertical le beau et le bien, chers aux Grecs, sont jetés au feu, comme
parfois les humains eux-mêmes, dès les premiers chants des sirènes de
l'animalité sans vergogne et de l'hédonisme sans frein.
On
peut hausser les épaules, disant : Mais non, c'est juste un roman, ce sont des
craintes inutiles, ou bien l'on peut avoir l'impression que ces folies sont
potentielles, qu’elles sont peut-être toutes proches, juste endormies – et voilà
notre regard qui se fait encore plus aimant et exigeant à l'égard de nos
propres enfants. Davide Longo fait dire à l’un de ses personnages : "Quand on est jeune, on est capable du
meilleur comme du pire. Il en faut peu pour pencher d’un côté ou d’un
autre".
L'autre
question que pose ce livre est celle de la validité de la riposte et de la
vengeance. Longo décide que Leonardo n'appliquera ni l'une ni l'autre. La femme
qui partagera quelques semaines la cage où la bande l'a enfermé – avec un
éléphant doux et affectueux… – lui fera jurer de ne "commettre rien de
sale". De fait, Leonardo, aux termes d'un pacte de douleur et de sang dont
on lui a parlé comme condition de racheter sa liberté, se mutilera-t-il pour
sauver sa fille devenue la maîtresse du moment du gourou, alors que des
circonstances fortuites lui auraient permis d'attaquer ce barbare ou l'un des
jeunes, avec la hache qu'il s'est procurée. Seul le père du petit Salomon dont
la maison est prise d'assaut tirera sur les attaquants, avant d'être lui-même tué.
Mais comment distinguer dans ses coups de feu la part qui tue des barbares de
celle qui tue de quasi-enfants ?
Longo
ne fait rien faire de "sale" à Leonardo, laissant chacun d'entre ses
lecteurs trancher le dilemme : fallait-il défendre les siens par le feu ou l'idée
qu'on se fait de la civilisation – et de nous en son sein – interdit-elle d’adopter
des méthodes qui sont le contraire de son essence ?
Le
livre s'achève au travers de la force dérangeante d'un symbole : un enfant naît
des entrailles violées de Lucia, la maîtresse contrainte du gourou.
Leonardo
aide Lucia à accoucher d’une petite fille, il fait venir à la vie l’enfant d’un
monstre. Ni Lucia ni lui ne la rejettent ou pire ne la tuent. C'est un choix
délibéré d'espoir final dans le genre humain.
Davide
Longo a choisi de faire naître une fille, les femmes étant, au cours du livre,
les principales victimes autant que les éléments d'apaisement et de rédemption
de la folie masculine. Beau pari, tout empreint de catholicisme, globalement
vrai dans l'histoire, sans pour autant oublier les furies qui l'ont tramé
aussi, des reines sanglantes en passant par ces passionaria de la Révolution
française dont on dit qu'elles ouvraient les cages thoraciques des prisonniers
nobles pour arracher leur cœur, à mains nues.
Dans
L'homme vertical, cet acte de foi dans la vie qui se continue, même
engendrée d'un immonde salaud, est la note la plus claire de ce livre sombre,
dérangeant, et très beau.
Thierry Martin