Pensées pour un poète disparu
Göran Tunström – 1937-2000 Dans quelques mois cela fera quinze ans que Göran Tunström a disparu. C’est à Actes Sud que l’on doi...
https://lolagassin.blogspot.com/2014/08/pensees-pour-un-poete-disparu-goran.html
Göran Tunström – 1937-2000
Dans
quelques mois cela fera quinze ans que Göran Tunström a disparu.C’est
à Actes Sud que l’on doit la découverte en français de ce grand romancier et
poète suédois parti, avant ses 63 ans, rejoindre ce Dieu dont il disait : « Dieu n’existe pas. Je crois en lui. »
Pour
le lecteur qui pourrait avoir quelque difficulté à entrer de plain-pied dans
son univers si particulier, Göran Tunström prit aimablement le soin de préciser
quelque temps plus tard : « J’ai
conclu un accord avec Dieu selon les termes duquel je ne crois pas en lui et il
dit que ce n’est pas grave. » *
Salué
par la critique et honoré de nombreux prix dont l’August Prize décerné par le grand quotidien suédois l’Aftonbladet, Göran Tunström qui, depuis
des années partageait son temps entre sa résidence d’été des îles Koster et son
appartement de Södermalm, est mort à Stockholm mais a été inhumé à Sunne, près
de l’église évoquée dans son libre le plus célèbre : L’oratorio de Noël, même si pour certains critiques et lecteurs,
son ouvrage le plus abouti est Le livre
d’or des gens de Sunne.
L'oratorio de Noël |
L’oratorio de Noël est une vaste saga
s’étendant sur trois générations et nous promenant de Suède en
Nouvelle-Zélande. Paru en 1983, le livre qui a fait plus tard l’objet d’une
adaptation cinématographique à qui il doit une grande part de sa considérable
notoriété a été édité par Actes Sud en 1987.
En
toile de fond, résonne la partition de Bach dont ce roman foisonnant semble
suivre la structure musicale.
Solveig
qui chantait à l’église aurait pu l’interpréter. Elle était l’épouse d’Aron
dont elle eut deux enfants, Sidner, le fils, et Eve-Liisa. Mais Sidner a
malencontreusement poussé le vélo de sa mère qui passait près d’un troupeau de
vaches et elle s’est fait piétiner à mort par ces ruminants ou ces métaphores –
au choix.
Sidner,
autour de qui le roman est axé, portera toute sa vie un violent sentiment de
culpabilité qui envahira ses rêves, perturbant aussi ses faits et gestes dans
le quotidien éveillé. Aron, le père, ne se remettra jamais non plus de la mort
de Solveig, la cherchant partout, imaginant même, à l’occasion d’une
correspondance avec une Néo-Zélandaise que Solveig a fait croire à sa mort mais
a pris les traits d’une autre – cette Néo-Zélandaise, précisément.
Prolifique
mais cohérent, brassant au travers du monde bien des personnages qui se
séparent puis se retrouvent, quand ils ont paru se perdre et nous semer au
milieu des pages, le livre est sans doute une des meilleures illustrations de
l’imaginaire particulièrement intense de Göran Tunström. L’amour, la vie, la
folie, la mort, une certaine démesure, la solitude aussi et le chagrin, la
fantaisie, l’humour palpitent au fil des chapitres, nous projettent en tous
sens. Mais l’auteur sait toujours nous ramener dans la ligne de sa propre
flottaison. Ou, pour reprendre une image du livre, comme autant d’horloges qui
indiquent, toutes, une heure différente mais sont situées chez le même
horloger : « Elles
tictaquaient inlassablement, chacune dans son temps, sans se soucier l’une de
l’autre. Aucune n’était fausse, aucune n’était juste, il n’y avait ni avant ni
après. Toutes n’étaient préoccupées que d’elles-mêmes et de leur propre
mécanisme. »
Un prosateur à New York |
Pour
commémorer la disparition de Göran Tunström, j’ai choisi en fait de vous parler
plus spécifiquement de son tout dernier livre, le plus court aussi : Un prosateur à New York, paru chez Actes Sud, en mai 2000. Ce
n’est pas le plus célèbre de ses romans, certains disent que ce n’est pas le
plus réussi, mais ce court opus est pour moi un livre charmant et plus profond
qu’il n’y paraît.
Il
débute par une fine préface de Nancy Houston qui a connu l’auteur en 1993, à
Montréal, lorsqu’il était venu présenter son recueil de nouvelles De planète en planète. Ils avaient la
même attachée de presse et ce fut le début d’une amitié entre Nancy Houston et
Göran Tunström qui était déjà malade.
Nancy
Houston le définit parfaitement : « Un
homme terrestre et extraterrestre ». Dans la droite ligne des
convictions qu’on lui connaît, elle ajoute :
« Comme nous tous, puisque nous avons tous, et il n’a cessé de nous le
rappeler, cette incroyable capacité de décoller du réel et de prendre notre
envol par la pensée, le rêve, la musique, l’art… par l’amour. »
Göran
Tunström croyait à la force et la logique de ces envols et à l’amour
lui-même : « Sache que ce genre
de choses peut exister sur terre », disait un des personnages de L’oratorio
de Noël, comme nous le rappelle Nancy Houston.
Pour
elle, l’amour chez Göran Tunström « n’est
pas une quelconque abstraction chrétienne ou humaniste, désincarnée et idéale.
C’est, au jour le jour, l’ensemble des mots et des gestes que nous nous offrons
les uns les autres pour nous toucher, nous rassurer, nous faire rire ou jouir –
pour adoucir ou embellir un tant soit peu la vie. Ces mots et gestes peuvent
être sublimes, poétiques, humbles, érotiques ; ils peuvent aussi être loufoques
(…). »
Loufoques
ou révélant un autre monde où ils exprimeraient au contraire une parfaite
cohérence ? Comme chez le merveilleux Gabriel García Márquez dont on a
parfois rapproché l’univers romanesque, Göran Tunström diluait le réel dans le
fantastique, à moins que la véritable base ne fût pour lui le fantastique…
Nancy Houston cite cette réplique à la fois si amusante et qui en dit si long,
faite par Göran Tunström à une lectrice qui l’interrogeait sur son imaginaire,
notamment dans Le livre d’or des gens de Sunne où il décrit, « entre autres merveilles »,
un voyage sur la lune. On imagine Göran observer attentivement la lectrice si
avide de savoir comment se départageaient chez lui le faux du vrai, puis de lui
répondre, avec toute la conviction que véhiculait sa voix grave : « Tout dans mes livres est vrai. Je
suis réellement allé voir l’autre face de la lune. »
Un prosateur à New
York
se présente comme des sortes de variations sur le thème de la création. Dans
cette ville où il a lui-même longtemps séjourné (le livre est au demeurant
écrit à la première personne), le héros est un auteur qui vient d’achever son
dernier livre et s’attend à subir l’épreuve « d’une
DDP – dépression post-production ». Il est venu avec pour principal
bagage quelques mots qui pourraient former le début d’un futur ouvrage : « Une brise légère faisait trembler les
feuilles de l’arbre dans la chaleur de l’après-midi. » Il les aime
bien, tout simples, un peu mystérieux, avec leurs promesses d’enclenchements
féconds, mais il s’en méfie aussi, les mots pouvant être si traîtres ou au
moins infidèles. Le héros-auteur les observe entre amitié et inquiétude. « J’avais près de soixante ans et je
ressentais la brûlure de l’urgence. »
Où
se loger ? Voici qu’il trouve dans le Village
Voice une petite annonce d’un dénommé Bendel Bigard, peintre aussi acharné
qu’inconnu, ne se créditant d’ailleurs pas lui-même d’un grand talent – et qui,
de fait, ne vend jamais rien. Bendel doit partir quelque temps et cherche à
louer son loft de Tribeca dont la description vaut le détour… L’affaire se
conclut malgré les tares du logement, mais Bendel demande au héros de bien
vouloir porter trois toiles à une petite galerie qui lui propose d’exposer
parmi d’autres. Bendel ne s’attend nullement à les vendre, mais il faut bien
tenir parole.
C’est
le héros qui la tiendra pour lui, mais obsédé par ses mots-promesses qu’il a
enfin couchés sur le papier pour les regarder bien en face, il ne prend pas
celles choisies par Bendel, d’autant qu’il neige et que les toiles indiquées
sont très grandes.
Lors
du vernissage, il va rencontrer deux femmes : Susanne et une dénommée
Vanessa Saint Just qui fait la cover girl pour des magazines de mode. Par un
pur hasard de pose photographique de la starlette, elle se retrouve mitraillée
devant une des toiles apportées par le héros et décide dans la foulée de
l’acquérir.
Voilà,
tout est place : on va prendre le héros pour le peintre, il cède la toile
à un prix farfelu – entendez exorbitant –, Susanne n’est autre que la femme de
Bendel et Vanessa Saint Just s’appelle en vérité Betty Sheridan…
La
brise légère continue ses
pérégrinations, elle évolue, elle se renie, elle prend d’autres formes. Elle
mue, comme l’auteur et comme Susanne qui découvrent qu’ils s’aiment, comme
Vanessa-Betty qui n’aime plus personne et pas forcément elle-même, comme le
loft déglingué où s’installent Susanne et le héros et qu’ils métamorphosent en
attendant le retour de Bendel, sans trop l’attendre non plus.
Mais
peut-on décréter les mutations et créer sur commande ? Les producteurs de
Betty la somment pourtant d’être Vanessa, de ne pas garder ces toiles
figuratives et jugées ringardes, de ne plus voir ce peintre sorti de Dieu sait où et qui « n'apporte
rien » « n'ajoute rien à sa naissante carrière». Et Bendel,
de retour, somme Susanne et son locataire « que
tout soit remis comme avant. Exactement », de rapporter la toile
vendue à Vanessa et les deux toiles qui sont encore à la galerie, de rendre à cette
starlette la somme considérable qui pourrait pourtant modifier profondément sa
vie. Il se somme, en quelque sorte, de ne pas changer, et il somme sa vie de se
figer.
Göran
Tunström s’amuse d’un rire assez grinçant. Il fait poser à Bendel une question
à la fois désopilante et pathétique lorsqu’il constate qu’un peu de vaisselle
ordinaire a été cassée lors d’une fête donnée par le héros et Susanne, en son
absence. Une des quelques assiettes bon marché a succombé. Alors Bendel, fixant
son ex-compagne, demande d’une voix qu’on sent tendue : « Quelle assiette ? »
Vous
découvrirez tous seuls la fin, si vous prend la bonne idée de lire ce livre. Et
de lire ou relire Göran Tunström, en vous laissant porter par son monde aussi
probable qu’improbable où tout est crûment montré dans le dédale de son
imaginaire qui continue de nous manquer.
Comme
il l’écrit lui-même dans un autre livre – et c’est vraiment ce que je voulais
lui dire, ici : « La vie, on
l’a compris, est épouvantable, mais ce n’est pas une raison pour mourir. »
Thierry
Martin
*
Ce « mot »
délicieux m’a rappelé cet échange mi- potache, mi profond entre deux étudiants,
via deux slogans écrits sur les murs
d’une université française, voici bien longtemps. La première main avait
fièrement écrit : « Dieu est mort. Signé : Nietzsche. » Le
lendemain, l’auteur du graffiti découvrit une autre phrase écrite sous la
sienne, comme un post-scriptum ou une précision : « Nietzsche est mort.
Signé : Dieu. »