Les Feux de Saint-Elme
Les Feux de Saint-Elme de Daniel Cordier Gallimard – avril 2014 Daniel Cordier Vous connaissez Daniel Cordier, sans doute. C...
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Les Feux de Saint-Elme de Daniel Cordier
Gallimard
– avril 2014
Daniel Cordier |
Vous
connaissez Daniel Cordier, sans doute.
Ce
(très) vieux monsieur, fort respectable et respecté, fut ce que l’on appelle un
grand Résistant.
Tout
jeune homme, admirateur de Charles Maurras il était pourtant un militant de
l’Action française. Mais il rejoignit De Gaulle à Londres, dès juin 1940, puis,
parachuté en France, il découvrit la République auprès de Jean Moulin dont il
devint le bras droit.
Il
a d’ailleurs écrit sur l’incroyable parcours du chef du CNR, à un moment où
notre talent national pour ériger soudain un pilori où clouer nos idoles d’hier
s’emparait d’une partie de nos historiens qui critiquait Jean Moulin.
Daniel
Cordier, en outre grand amateur et marchand d’art, a raconté que lorsqu’il
rédigeait ses célèbres mémoires (Alias
Caracalla:mémoires), il avait choisi d’omettre un chapitre sur sa vie de collégien
et ses amours adolescentes. Puis, à la demande de Jean-Marie Laclavetine, de
Gallimard, il décida finalement d’en faire un livre à part entière : Les Feux de Saint-Elme, du nom réel ou
supposé (je l’ignore) du pensionnat où il a passé plusieurs années.
Ce
récit est celui d’un aveu : l’homosexualité de l’auteur, sujet encore plus
tabou au sein de la Résistance qu’au sein de la société habituelle. Il est
aussi celui d’une passion : le jeune Cordier aima d’un amour brûlant David,
un de ses condisciples au pensionnat religieux.
David
se refusa à lui pendant des années, contrairement à quelques camarades de jeux
en tous genres qui osaient et savaient contourner les règles strictes de
l’établissement catholique (David Cohen, juif, y fut pourtant admis). Le jour
où enfin David s’offrira à lui dans les douches, Daniel Cordier, paniqué par
les menaces de l’enfer brandies par son confesseur, ne franchira pas la
frontière qui l’obnubilait pourtant jour et nuit. Il fera même en sorte d’être
expulsé du collège pour ne pas céder à la tentation. Il se le reprochera toute
sa vie.
Pour
François Busnel (que j’estime beaucoup) là est la force du texte. « Ce récit d’une passion serait bien vain si
l’auteur ne nous disait combien elle l’obséda toute sa vie, au point qu’à l’âge
de 75 ans(Daniel Cordier en a aujourd’hui 94), il mit tout en œuvre pour retrouver son amour de jeunesse ?
Las ! Le séduisant garçon des douches de Saint-Elme était devenu un
vieillard laid et médiocre, au passé de… collabo ! »
Pourtant,
d’un point de vue formel, les chapitres sur l’obsession du manque de David et les
retrouvailles avec lui (il est aujourd’hui décédé) sont beaucoup plus brefs que
le reste du récit : 37 pages à peine sur 194. Pourtant aussi, ces
chapitres sont tout autrement traités sur le plan littéraire, constitués de
notes du journal de l’auteur, comme autant d’éléments factuels de la chronique
de l’absence puis de la rencontre avec l’aimé que l’on n’a jamais vraiment
connu.
Les feux de Saint-Elme |
Ainsi,
pour l’auteur, il semble clair que le récit de sa passion l’ait davantage
intéressé que le dénouement lui-même. Ce n’est en effet qu’à la presque fin du livre
qu’il nous dit : « Samedi 2
septembre 1950. 12 h. Périodiquement, j’ai des regrets intenses et précis pour
cette liaison que j’ai ratée stupidement. Après des années de proximité, c’est
lui qui est venu et s’est offert à moi. Nous avions peut-être les moyens d’être
heureux. Aujourd’hui (Daniel Cordier a alors 30 ans), par ma faute, cela est irrémédiablement anéanti. De toutes les
destructions de la guerre, c’est celle qui m’a atteint le plus profondément… »
Trente-sept
petites pages et un autre style d’écriture que celui, au demeurant très
classique, emprunté pour décrire ses années de passions adolescentes :
l’auteur aurait-il donc écrit un livre largement « vain » ?
Je
ne le pense pas, mais pour des raisons « en creux ». Certes, le récit
de Daniel Cordier n’est pas le premier du genre : tous ses lecteurs ont
notamment pensé aux Amitiés particulières
de Roger Peyrefitte, mais aussi aux livres que l’auteur cite lui-même, pour
s’en être repu, adolescent : Les Nourritures
terrestres de Gide, ou Le Cahier
gris de Roger Martin du Gard. Toutefois, à défaut d’un son neuf, Daniel
Cordier nous offre une note juste et qui tinte – hélas ! – si souvent encore
: cette description du péché de chair « contre nature » et de ses
conséquences, assénée, comme on le dirait de coups de règle(s), sur la tête du
collégien Cordier, par les bons pères dominicains. Sans doute, le fait que je
me sois replongé dans Spinoza, lors de ma dernière Note de lecture à propos du livre
d’Irvin Yalom, ici-même, a-t-il accentué ma stupeur à lire une fois de plus ce
même récit de l’exclusion. L’aumônier qui fait office de directeur de
conscience pour Daniel le terrifie avec méthode en lui parlant de Dieu qui
l’observe, qui le « soumet à cette
épreuve », mais consent, si les mortifications et les changements
radicaux sont accomplis, à lui offrir « une
chance de rachat ». Il s’agit bien de ce Dieu qui scrute les moindres
faits et gestes des hommes, tel qu’il laissait pantois Bento Spinoza. Et moi.
Le
sujet et le soi-disant procès intenté par ce Dieu-juge, vindicatif et cruel au
besoin restent évidemment des matières d’actualité. Le cinéma, cher à Lola
Gassin, sait aussi nous en montrer la vitalité : je pense par exemple au
très beau film Bobby seul contre tous
(traduction française), mais aussi, plus proche de nous, au court-métrage Thirteen or so minutes où les dictats
prétendus divins viennent casser, à des degrés divers, ces trajectoires hors des
sentiers les plus fréquentés. A cet égard, le livre de Cordier, même s’il met
en scène des instants fort anciens, nous rappelle que ces menaces
transcendantes et obscures peuvent toujours anéantir. De la contemporanéité du
thème – ou plutôt de l’anathème.
J’ai
pensé à la réponse que Marguerite Yourcenar – qui vivait avec sa traductrice –
a faite à Mathieu Gallet dans ce passionnant petit livre d’entretien qui
s’intitule Les yeux ouverts – emprunt
de Gallet à l’académicienne qui avait voulu que Zénon, dans L’Œuvre au noir, ce héros imaginaire
qu’elle considérait comme son « frère »,
regarde avec lucidité, force et intérêt aussi la mort en face.
Mathieu
Gallet demanda à Yourcenar si, pour elle, c’était important de préférer les
hommes ou les femmes. On croit entendre la voix un peu altière de l’immense auteure
lui répondre que cela a « à peu près
l’importance de préférer les pommes ou les poires ».
Qu’ajouter ?
Mais
cette regrettable modernité du sujet n’est pas le seul motif d’intérêt des Feux de Saint-Elme. L’autre est la nostalgie.
Elle trame le récit tout doucement, puis se fait plus précise au fur et à
mesure que passe le temps et que viennent les heures des bilans périodiques,
comme on fait trivialement ses comptes pour estimer ses futurs impôts ou comme
on dresse l’inventaire de ses illusions. Ça peut revenir au même d’ailleurs…
La
nostalgie. Bien qu’elle ne soit plus ce qu’elle était – quel merveilleux titre
avait trouvé là Simone Signoret ! – la nostalgie est un sujet dont il
convient de se méfier. Ce « désir
d’on ne sait quoi », comme disait Saint-Exupéry, ressemble à l’alcool.
Les premières gorgées sont délicieuses qui nous embrument de joie paradoxale,
les toutes dernières sont désastreuses qui nous font vaciller.
Forgé
à l’origine pour exprimer le mal du pays dont on est éloigné, le mot, par
extension, a pris le sens d’un regard à la fois attendri et triste ou d’un
désir vague (on pense à Saint-Ex), accompagné de mélancolie. Or cette
mélancolie – cette mélas kholé, cette
humeur noire – était, chez les Grecs, une des affections graves du corps et de
l’esprit. Elle l’est toujours. En psychiatrie, il s’agit d’un état pathologique
caractérisé par un ressenti douloureux. C’est une maladie maniaco-dépressive,
parfois en prémices de la schizophrénie, qui se manifeste notamment par une
angoisse extrême, un sentiment de faute et de damnation, un délire de négation
de soi.
Je
ne dis pas que Daniel Cordier en soit atteint – et je souhaite de tout cœur pour
lui que ce ne soit pas le cas ! Mais la mélancolie et la nostalgie sont
là, traversant son livre, terminant le récit. « En chacun de nous, il y a un regret qui veille. Le mien
s’appelle David. Pour d’autres, il n’a que le nom d’une fuite sans retour.
C’est là que nous nous rejoignons tous, dans ce qu’on appelle la
nostalgie.»
Elle
épouse, dans Les Feux de Saint-Elme, et compte tenu de l’âge de l’auteur,
l’immensité réelle ou supposée des joies et des drames de l’adolescence. Elle a
la cadence trop rapide des jeunes cœurs amoureux, l’énergie presque douloureuse
des corps en sève. Elle a le goût salé des larmes et celui trop doux et
écœurant du sang léché sur une blessure.
J’ai
pensé à Barbara : « Il ne faut
jamais revenir aux temps cachés des souvenirs / du temps béni de son
enfance / car parmi tous les souvenirs / ceux de l’enfance sont les pires
/ ceux de l’enfance nous déchirent. »
Daniel et David. Une vie peut-être manquée à
cause de prêchi-prêcha dont la violence était peinte en amour christique… Et
aujourd’hui, chez Cordier, l’idée dévastatrice qui accompagne les derniers
virages de tout parcours, celle qui murmure, insidieuse, de sa voix mielleuse
où perce pourtant le plaisir de faire mal, que ce jour-là, à ce moment-là, si
l’on avait fait un geste, si l’on avait dit un autre mot, tout aurait pu être
différent, plus lumineux – plus conforme à ce que l’on croit être soi.
Malraux ne nous aide pas qui dit qu’il ne
reste de toute vie « qu’un misérable
petit tas de secrets ». Au
moins, Daniel Cordier a-t-il eu le courage de révéler l’un des siens – celui
qui a traversé toute son existence.
Comme toujours, Bento Spinoza nous secourt
pour qui « la haine et le remords [sont] les deux ennemis fondamentaux du
genre humain. » Et son si intelligent commentateur occasionnel, le grand
Gilles Deleuze, nous rappelle que, pour Bento, il fallait impérativement se
détourner de « l’homme haineux de la
vie, honteux de sa vie, un homme de l’autodestruction qui multiplie les cultes
de la mort, qui fait l’union sacrée du tyran et de l’esclave, du prêtre, du
juge et du guerrier, toujours à traquer la vie, la mutiler, la faire mourir à
petit ou long feu, la recouvrir ou l’étouffer avec des lois (…) »
Paix à David et longue vie à Daniel !
Thierry Martin