Le problème Spinoza d'Irvin Yalom
Le problème Spinoza d'Irvin Yalom Traduit de l'anglais (américain) par Sylvette Gleize Galaade Editions, 2012 Lola Ga...
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Traduit de l'anglais (américain) par Sylvette Gleize
Galaade Editions, 2012
Lola
Gassin ne voit pas d'objection à ce que je présente des livres qui ne sont pas
nécessairement "dans l'actualité" : je saisis cette liberté à
l'occasion de cette troisième Note de lecture pour vous parler d'un ouvrage
publié en 2012 : Le problème Spinoza,
d'Irvin Yalom. Chez le libraire, j'avais été attiré comme par un aimant par la
mention du nom de Spinoza dans le titre, car il est l'un des philosophes que
j'admire le plus.
Pourquoi
cette rapine somme toute modeste quand on sait que l'ERR volera trois millions
d'ouvrages au total ? Pourquoi un tel choix ? Qui est en fait Rosenberg ?
Alfred Rosenberg |
Quelques
années plus tôt, Alfred Rosenberg, encore tout jeune élève mais déjà violemment
antisémite, rangeait parmi ses idoles Johann
Wolfgang von Goethe. Irvin Yalom fait dire à Rosenberg que, pour
lui, Goethe "est l'impérissable
génie allemand. Le plus grand des Allemands. Un génie de l'écriture, de la
science, de l'art et de la philosophie".
Un jour, le jeune Rosenberg est astreint par l'un de ses professeurs,
scandalisé par ses propos à l'encontre d'un enseignant juif, à recopier tous
les passages du chapitre de l'autobiographie de Goethe dans lesquels l'écrivain
parle de son héros à lui, un personnage que ne connaît pas Rosenberg, un auteur
ayant vécu voici bien longtemps : Spinoza. Rosenberg se soumet à l'ordre
et il va découvrir cette chose absolument inconcevable à ses yeux : l'idole de
son idole si allemande, ce dénommé Spinoza, était juif.
Rosenberg
lit et relit, sous la plume de Goethe, ces phrases impossibles : " [Spinoza est] l'esprit qui a exercé une
influence décisive sur moi et totalement changé ma façon de penser (…). J'y ai
trouvé l'apaisement à mes passions ; il m'est alors apparu que s'offrait à moi
un regard vaste et libre sur le monde matériel et mortel". Goethe se définit comme "son adorateur le plus déterminé".
Rosenberg
tombe des nues. Pris au dépourvu, Alfred Rosenberg dit à son professeur :
"Peut-être qu'à cause d'une mutation,
il peut y avoir un bon juif".
Au
fil des années, il découvrira, avec le même sentiment d'horreur et
d'incrédulité, que Spinoza était aussi révéré par d'autres écrivains qu'il
monte au pinacle : Schelling, Schiller, Hegel, Nietzsche…
Sur
ces bases, Irvin Yalom a imaginé de nous faire suivre la vie de Spinoza et de
Rosenberg, séparés par trois siècles, jusqu'à ce qu'ils se croisent, par vol de
livres interposé.
Amsterdam, avril
1656.
Spinoza a 24 ans. Il se prénomme encore Baruch, appellation en hébreu de Benedictus ("un homme au nom
béni" : c'est de ce prénom qu'il signera ses livres).
Baruch,
c'est aussi Bento, en portugais – pays d'où vient sa famille qui a fui les
persécutions ayant soudain déferlé dans le pays, après une belle période de
cohabitation et de tolérance entre les religions, comme en Espagne. Bento : c'est
ainsi qu'on le nommera dans sa vie personnelle, après son exclusion de la
communauté : mais n'allons pas trop vite !
Baruch Spinoza, 24 novembre 1632 |
Baruch
est orphelin, sa mère est morte lorsqu'il avait 6 ans, et son père est décédé,
voici 2 ans. Il a aussi perdu un frère, mais il lui reste Gabriel qu'il chérit.
Amsterdam
se remet lentement de la peste qui a tué, quelques mois plus tôt, un habitant
sur neuf. Baruch gère un petit commerce qui fut, du temps de son père, un
important magasin de négoce en gros avec les pays lointains. Mais les affaires
vont désormais mal, Baruch n'est pas le plus doué des commerçants.
A
côté de chez Baruch, vit Rembrandt van Rijn, ruiné, et souvent ivre. A quelques
kilomètres, vit Vermeer…
Le
poids de la "communauté" dans la vie de tous les jours est
extrêmement prégnant, réglé par le rabbin et son conseil. Voilà que l'ancien
excellent élève Baruch Spinoza qui faisait l'admiration de tous ses professeurs
rejette peu à peu les coutumes, s'abstient d'aller à la synagogue. Il lit les
Grecs, Descartes, les traités d'astronomie. Il est affable, généreux. Il est
prodigieusement intelligent, maniant les concepts tout autant que les langues
étrangères. Il apprend sans difficulté le néerlandais, le français, l'allemand,
le latin, le grec, bientôt l'araméen et l'hébreu. Il cultive "la passion de la raison". Il dit
déjà, ici et là, que l'histoire biblique d'Adam est "une fable". Reprenant la vieille querelle préadamite, il se
demande comment ce "premier homme" a pu avoir deux fils… On commence à le montrer du doigt.
1910, Reval, en
Estonie (aujourd'hui
Tallinn). Rosenberg qui est "un Allemand de la Baltique" a 16 ans. Il
lit La genèse du XIXe siècle de Houston
Stewart Chamberlain qui est devenu le gendre de Wagner. Pour ses détracteurs,
il s'agit d'un livre qui a fabriqué de "l'histoire imaginaire". Ils sont scandalisés par les thèses de
l'Anglais sur la race aryenne qui aurait joué un rôle déterminant dans les
civilisations grecque et romaine, "jusqu'à
ce que, dit le Rosenberg de Yalom, s'y
mêlent des races inférieures – les juifs venimeux, les Noirs, les Asiatiques.
Alors ces civilisations ont connu le déclin".
Rosenberg
n'est que paradoxes. Il est enraciné et déraciné, se sentant totalement Allemand,
mais ayant du mal à gommer ses années baltes. Il est la fois très peu sûr de
lui et arrogant, certain de sa supériorité intellectuelle, mais timide en public,
profondément raciste au sens exact du terme, mais sans vouloir "exterminer"
les juifs, les "éradiquer", comme le dira – et le fera – Hitler. Yalom
prête à Rosenberg ces propos : "Il
ne s'agit pas de haine. Il s'agit de préserver la race. Pour l'Allemagne, la
question juive ne sera résolue que le jour où le dernier juif aura quitté le
grand espace allemand. Je ne leur veux pas de mal. Je veux simplement qu'ils
aillent vivre ailleurs". De fait, il
préconisera tantôt de les déporter dans le sud de la Russie, tantôt à
Madagascar.
Sans
cesse en quête de reconnaissance, de puissance et d'honneur, Rosenberg est
l'exact contraire de Baruch Spinoza qui cherche, sinon l'érémitisme qu'on lui a
parfois prêté, au moins une certaine solitude, qui fuit les honneurs, qui
s'empresse de céder sa part d'héritage paternel à son frère, à part son lit…
Au fond, le cœur de la trame romanesque d'Irvin Yalom est là : les vies parfaitement parallèles de ces deux hommes, c'est-à-dire le cours de leurs personnalités à l'exact opposé l'une de l'autre, fondées sur des convictions et des valeurs diamétralement contraires. Seule la fascination de Rosenberg pour Spinoza permettra que se croisent, l'instant d'un pillage, ces deux destins qui n'ont absolument rien de commun.
Au
terme de leurs trajectoire, Rosenberg sera exécuté à l'issue du procès de
Nuremberg, et Spinoza – paradoxe qui l'eût probablement fait sourire, lui pourtant
qui souriait peu, dit-on – aura son effigie imprimée sur les billets de 1000
florins, avant que la mise en circulation de l'euro n'interrompe cette bien
étrange localisation.
Mais
Irvin Yalom prend soin de préciser que, sous la fascination du Nazi pour
l'immense philosophe, se cachait en vérité la certitude que son œuvre n'était
qu'emprunts – Spinoza-le-juif ne pouvait pas avoir été un tel génie, à lui tout
seul. Pour Yalom, ce serait là le motif principal du vol de la bibliothèque
personnelle de Spinoza par Rosenberg : il cherchait des indices sur les
captations d'idées du Hollandais. Il n'est pas rare qu'on attribue à autrui ses
propres turpitudes.
Irvin Yalom |
Dans
l'entremêlement de ces destins aux antipodes, se glissent non seulement
l'auteur, mais aussi le docteur Yalom. Par un jeu de dialogues qui fait souvent penser aux
méthodes socratiques, Irvin Yalom se livre en vérité à deux psychanalyses
croisées, l'une à mon avis plus probante que l'autre : celle de Rosenberg à qui
il fait directement rencontrer, dans le roman, un des premiers analystes
allemands.
C'est ce psychothérapeute qui incitera Rosenberg à respecter la
promesse que le jeune élève avait dû faire au professeur l'ayant puni au
collège : lire Spinoza.
S'agissant
de "l'analyse" de Bento, elle est moins convaincante. Il est vrai que
la vie intime du philosophe est peu connue et qu'il n'a lui-même eu de cesse de
placer, entre son œuvre et sa personne, toute la distance nécessaire à un
travail de logique et de véritable réflexion.
1656 : Baruch
Spinoza est chassé par les siens
Depuis
des années, Baruch Spinoza ne cède rien face à la menace qui se fait de plus en
plus précise : être un jour exclu de la communauté, c'est-à-dire survivre avec
la plus grande difficulté hors du groupe.
Avec
la calme ténacité de l'esprit critique en pleine possession de soi, il poursuit
pourtant la déconstruction de ses héritages culturels (la phase de l'œuvre au
blanc, diraient les alchimistes) et la construction de son système de pensée.
Aux
injonctions impérieuses de la foi qui ne tolère aucune nuance, il oppose cette
simple et magnifique remarque qui m'a toujours enchanté : "La force d'une conviction est sans rapport
avec sa véracité".
Il
démonte la Torah dans toutes ses contradictions factuelles qui sont ni plus ni moins
nombreuses que dans le Nouveau Testament, et il en conclut : "Je pense qu'on peut être certain qu'avant l'époque
des Maccabées – c'est-à-dire quelque 200 ans avant JC – n'existait pas le
recueil officiel des livres sacrés qui porte le nom de Tanakh" (le mot
hébreu pour désigner la bible hébraïque). Le Livre, pour Spinoza, a été écrit –
assez tard, donc – non par Moïse, sous la dictée de Dieu, mais par des hommes
et pour des hommes impressionnables, craintifs, avides de miracles et de sens à
leur vie, comme avides d'un au-delà auquel Spinoza ne croit pas : "C'est un défi à la raison que de penser que
nous survivrons à la mort, tels que nous sommes aujourd'hui. Le corps et
l'esprit sont deux composantes de la même personne. L'esprit ne peut survivre à
la mort du corps".
Rappelons-nous
que Spinoza écrit ces lignes au milieu du XVIIe siècle…
Il
ajoutera, dans L'Ethique, que corps
et esprit ont une égale dignité, sans réciprocité causale. C'est ce que l'on
appellera plus tard "le monisme neutre".
L'autre
grande erreur, dit Baruch – il n'est pas encore Bento –, celle qui a déjà été dénoncée
par Xénophane, est de croire que Dieu est un être vivant, un être à notre image
qui pense comme nous et qui pense à nous. Cet anthropomorphisme est à rejeter
absolument. Baruch dira que si les triangles pouvaient penser, ils créeraient certainement
un Dieu ayant l'apparence et les attributs d'un triangle…
Pour
Spinoza, Dieu se confond en vérité avec la Nature. Ce sont deux synonymes. Dieu
ou autrement dit la Nature : Deus sive
Natura. Il ne s'agit pas seulement des arbres et des océans ("la nature naturée"), mais de la
nécessité absolue (nécessité, au sens philosophique du terme : ce qui ne
peut pas ne pas être). Il s'agit de l'unité parfaite. C'est "la nature naturante".
Et
l'amour qu'on doit lui porter n'est pas du tout de la même sorte que celui
qu'on porte à un être cher, c'est un Amor
dei intellectualis, c'est-à-dire le regard clair envers les lois
universelles de la Nature qui forcent le respect en même temps qu'elles
émeuvent, c'est l'appréhension de la place de chaque chose finie dans son
rapport aux causes finies (on comprend notamment pourquoi Einstein vouait une
telle admiration à Spinoza).
Le
Dieu-Nature de Spinoza n'étant pas un être sensible, il n'est pas concevable
qu'il veuille nous rendre l'amour qu'on peut lui porter : il se suffit à
lui-même. Il n'est pas davantage intéressé par la façon dont on parle,
s'habille ou mange. Dieu-Nature étant parfait, "(…) sa puissance (…) ne peut augmenter ou diminuer, (…) il est donc
impassible : au sens propre du terme, Dieu n'aime ni ne hait personne d'autre,
il s'aime lui-même". Toutefois, nous
pouvons obtenir un "retour" de notre don univoque par la joie que
procurent l'amor dei intellectualis (la joie de comprendre qui était déjà si chère
à Socrate) et par le fait de se débarrasser des passions qui ôtent bien plus
qu'elles n'apportent. Il suffit d'ailleurs d'appliquer et d'impliquer sa raison
: "Un sentiment qui est une passion
cesse d'être une passion sitôt que nous nous en formons une idée claire et distincte".
Cette
pensée en construction ne peut que susciter les foudres des rabbins. S'il ne
renonce pas à ses opinions, s'il ne se repent pas, Baruch Spinoza est menacé
d'exclusion – de herem. Mais alors
que, des siècles plus tard, Alfred Rosenberg fera tout ce qu'il peut pour
s'attirer les grâces et le soutien des autorités – à commencer par celui
d'Hitler –, Baruch Spinoza n'entend renoncer à rien. Pour cet homme qui pense
qu'il ne faut jamais abdiquer de soi pour plaire aux autres, cet esprit libre
qui affirme que "Dans la mesure où
une chose convient à notre nature, elle est nécessairement bonne", il
n'est pas question d'abandonner ses plus intimes certitudes, élaborées à force
de réflexion et de sagesse.
L'exclusion
dont il va être la victime est d'une rare violence. Alors que les herem sont généralement de courte durée,
quelques jours ou quelques semaines, et que la repentance est proposée comme porte
de sortie, celui dont il est frappé est à vie, et irréversible. En ce XVIIe
siècle, il ne s'agit pas d'une sorte de blâme moral, mais d'une véritable exclusion
de la société dans laquelle on vit.
Le
choix des mots prononcés devant l'ensemble de la communauté atteste de la
profondeur du rejet de Spinoza – c'est-à-dire de son système de pensée et de
contestation : "Nous excluons,
chassons, maudissons, et exécrons Baruch Spinoza (...). Qu'il soit maudit le
jour, qu'il soit maudit la nuit, qu'il soit maudit pendant son sommeil et
pendant qu'il veille (…). Que son nom soit effacé dans ce monde et à tout
jamais (…). Vous ne devez avoir [avec Spinoza] aucune relation ni écrite ni
verbale. Qu'il ne lui soit rendu aucun service et que nul ne l'approche à moins
de quatre coudées".
Rejeté,
"maudit" – haï – Baruch va partir d'Amsterdam. Il va devenir Bento,
et bientôt Spinoza.
1918 : Alfred
Rosenberg est admis auprès d'Hitler
Nous
sommes 262 ans plus tard. Rosenberg a fui la révolution bolchevique qui
l'horrifie et il s'est établi à Munich. Il va bientôt entamer une carrière de
journaliste, et il est autorisé à entrer dans l'ordre de Thulé, une société
déjà ancienne dont les travaux d'ethnologie relatifs à
l'antiquité germanique et au pangermanisme aryen ont évolué vers des thèmes racistes et occultistes qui vont inspirer le mysticisme et l'idéologie nazis, notamment sous l'impulsion de Dietrich Eckart
qui présente Rosenberg à Hitler.
S'enclenche alors – s'enclenche enfin pour lui, si assoiffé de gloire – un
avenir qu'il juge à sa hauteur. En 1922, Rosenberg devient rédacteur en chef du
Völkischer
Beobachter, l'organe du parti nazi. Au fil des années et des péripéties (il
participera par exemple au putsch raté d'Hitler et se verra confier
par lui, emprisonné, les commandes du parti), il va gravir les marches vers le
pouvoir tant espéré. Certaines sont montées grâce à son propre acharnement : il
s'agit essentiellement de la publication de son ouvrage violemment raciste, Le mythe du vingtième siècle qui se
vendra à un million d'exemplaires, juste après le record de tirage de Mein Kampf. D'autres promotions seront
le fait de nominations : notamment, en juillet 1941, il est
nommé, sur décret d'Hitler, « Ministre du Reich pour les territoires occupés de l'Est ».
Pourtant, les rapports entre Hitler et Rosenberg, comme plus généralement
ceux entre le parti et Rosenberg seront marqués de défiance, d'ironie aussi
envers cet intellectuel si sûr de lui – si "abscons", dira Hitler. Les
deux hommes ont néanmoins partagé quelques voyages, des sorties, des lectures,
et même des séances de peinture… Mais au total, Rosenberg n'eut pas de grande
influence politique, au sens exact du terme. Ce mépris dont il est conscient
le dévaste : comment se faire aimer de son
maître ?
Il n'a toujours pas réussi à lire L'Ethique,
ayant eu le tort de vouloir aborder Spinoza par son ouvrage le plus difficile.
Mais voici qu'il décide de lire le Traité
des autorités théologiques et politiques qui lui paraît, cette fois, d'une
parfaite clarté. Selon un dialogue avec son psychothérapeute, tel que Yalom le met
dans sa bouche, Rosenberg dit qu'il trouve le livre "lucide, courageux,
intelligent".
Il est difficile de résister à l'envie de citer un passage de ce traité qui
a dû immanquablement retenir l'attention – même très secrètement – de
Rosenberg, tant il paraît avoir été écrit pour lui, mais plus généralement pour
tous les carriéristes : "(…) comme leur désir immodéré des faveurs
capricieuses du sort les ballotte misérablement entre l'espoir et la crainte,
ils sont en général très enclins à la crédulité. Lorsqu'ils se trouvent dans le
doute, surtout concernant l'issue d'un événement qui leur tient à cœur, la
moindre impulsion les entraîne tantôt d'un côté, tantôt de l'autre; en
revanche, dès qu'ils se sentent sûrs d'eux-mêmes, ils sont vantards et gonflés
de vanité".
Tout
admiratif qu'il soit devant le Traité,
Rosenberg fait encore la leçon. Les prises de positions de Spinoza sur la
démocratie, la liberté individuelle lui semblent "naïves", voire irréfléchies.
Il
reste toutefois que Rosenberg est sidéré par le courage de ce philosophe qui a
écrit un tel texte en 1670, soit cinquante à peine après le bûcher de Giordano
Bruno pour hérésie, et une vingtaine d'années après le procès contre Galilée.
Sans doute est-il séduit par la volonté de Spinoza d'abolir toutes les
religions, n'ayant lui-même que peu d'attirance envers ce que son maître Hitler
appelait "l'escroquerie à la foi".
Peut-être est-il attiré par les idées de Spinoza sur le mal, dont une lecture
rapide peut donner à croire qu'en niant la "chute" à l'issue du
paradis terrestre, et en affirmant l'indifférence de Dieu à l'égard du mal
("il n'est rien du point de vue de
l'entendement divin"), Spinoza l'exonère ; ce qui est, bien entendu,
beaucoup plus complexe que cela chez le philosophe…
A-t-il
perçu la sidérante modernité de Spinoza ? A-t-il adhéré à son éthique du
bonheur ("Seule assurément une
farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs") ?
A-t-il intégré les concepts spinozistes de la substance, de l'immanence, du
libre arbitre (auquel il ne croit pas) et de l'amor dei intellectualis ? Yalom n'en dit rien et personnellement,
je ne le sais pas.
Même
plus riche de Spinoza, et même encore gorgé d'honneurs par Hitler, Rosenberg continue
de cheminer, solitaire et désemparé, dans sa sombre existence : il n'obtiendra
jamais la reconnaissance de ceux à qui il voulait tant plaire.
Les
geôles de Nuremberg ne sont plus très loin maintenant ni les cordes qui attendent,
sur deux estrades de bois, peintes en noir, dans la cour de la prison. Elles
seront passées autour du cou de ceux qui n'ont pas pu ou pas voulu, avant,
avaler une ampoule de cyanure. L'une d'entre elles étranglera Rosenberg, le 16
octobre 1946.
271
ans plus tôt, Bento Spinoza s'éteignait dans son lit, à 44 ans, probablement
d'une tuberculose, à moins que ce ne fût d'une irritation due aux années de
polissage du verre auquel il se livra pour gagner sa vie, confectionnant à la
fois des lunettes et des instruments d'astronomie.
Près
de trois siècles plus tard, en Israël, Ben Gourion dira : "Je n'ai pas cherché à faire annuler
l'excommunication [de Spinoza] car il était une
évidence que cette excommunication était nulle et non avenue".
Plus près de
nous, Gilles Deleuze dira que, pour Bento Spinoza, "l'existence n'est pas un jugement, mais une épreuve, une
expérimentation".
Puisse ce
livre fort intéressant inciter celles et ceux qui n'en ont pas encore eu
l'occasion à lire Bento Spinoza : il est une inépuisable provision de force et
de courage !
Thierry Martin
Thierry Martin
Les philosophes et le Grand Chat
RépondreSupprimerUne nuit où l’orage grondait, mes deux chats dormaient comme toujours dans mon lit. A chaque éclair, à chaque coup de tonnerre, ils tressaillaient et se collaient encore plus contre moi. Assez lâchement, j’en avais profité pour leur infliger une leçon de morale : « Et voilà, voilà ce qui arrive quand certains chats se conduisent comme des délinquants : le Grand Chat qui est dans le ciel rugit de colère, ses yeux lancent des éclairs, et il descend sur terre avec un grand sac où il fourre les chats délinquants pour les emporter en enfer… »
Le lendemain, me souvenant du Grand Chat, j’ai eu un peu honte d’avoir raconté ce genre de sornettes à mes chats, mais soudain je me suis rappelé la citation, lue je ne sais où, d’un philosophe présocratique de moi inconnu : « Si les boeufs se donnaient un dieu, ils lui mettraient des cornes. » Quelques mois plus tard, je tombe sur une citation de Montesquieu : « Si les triangles se donnaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés. » L’aurait-il empruntée à Spinoza ? Et Spinoza à son confrère présocratique ? Peu importe, puisque moi, mon philosophe, je l’ai spontanément adaptée à la réalité toute chaude de deux chats blottis contre moi.
Au fond, c’est un peu comme dans la chanson de Renaud : au « Ce n’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme… » fait écho le « Ce n’est pas dieu qui a créé l’homme à son image, mais l’homme qui a créé dieu à la sienne. » Un dieu ou des dieux, selon l’époque et la société où l’on vit. Ou bien un Grand Chat, si on a quatre pattes et des moustaches.
Outre m’avoir appris bien plus que le peu que je savais de Spinoza, ce texte très enrichissant de Thierry Martin a touché en moi un point sensible. Qu’à travers les siècles un païen grec, un juif hollandais et un chrétien français se rencontrent dans une même pensée renforce ma croyance en un inconscient collectif. Et surtout, quand la philosophie déboule aussi naturellement dans ma vie quotidienne, je suis éblouie par son évidence, sa vérité et sa nécessité.
Angela