Le chant du signe
La septième fonction du langage Laurent Binet Grasset – 2015. Étrange livre au total. C’est une sorte de polard (...
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La septième
fonction du langage
Laurent Binet
Grasset – 2015.
Étrange livre au
total.
C’est une sorte de
polard (Laurent Binet en revendique le mode de construction) dont la mort de Roland
Barthes, très illustre sémiologue et critique français, est la clé ; c’est en même temps un roman rempli
d’érudition (essentiellement sur la sémiologie mais aussi, par ci par là, sur
l’histoire de l’art et celle de la pensée) ; c’est un récit ingénieux et
tout autant loufoque ; c’est un texte souvent vachard et même cancanier sur
la vie privée et l’ego de certains de nos plus célèbres penseurs – ou supposés
l’être s’agissant de quelques-uns – sans oublier des moments « hot » ;
c’est un regard sur les avancées et combats autour de la french theory qui émerge et se répand vite dans les
universités américaines ; c’est aussi un regard sur la société
giscardienne en pleine décomposition/recomposition ou bien sur la société pré-mitterrandienne,
au choix.
On sourit, on salue
l’imagination de l’auteur, son côté « Peur de rien », on se perd
quelques fois (peu néanmoins, mais ça arrive), on tourne en tout cas les pages pour
savoir où tout cela va nous mener.
Un bon livre
donc ? C’est toujours difficile, pour ne pas dire affreux, de jeter en pâture
ce genre de jugement : qui suis-je pour en décider ? Mais bon, c’est
ma rubrique dans le site culturel de Lola Gassin, il faut donc que je me lance…
Un bon livre ?
En fait, je n’en sais rien ! Si je ne me suis jamais ennuyé, j’ai souvent
trouvé que le bouchon du polar était poussé vraiment loin, j’ai eu aussi un
peu honte de tels étalages des « travers » intimes des uns et des
autres (je pense particulièrement à mon très révéré Michel Foucault), j’ai
fréquemment eu le sentiment que se réglaient devant le lecteur que j’étais des
querelles très germanopratines (elles ne m’ont jamais intéressé) : bref
je n’ai pas compris ce qu’en définitive l’auteur voulait me et nous dire au
bout de ce tourbillon qui clairement ne manque pas de qualités et sans conteste
mérite d’être lu.
Mais de quelle drôle
d’histoire nous parle donc Laurent Binet ?
Quand dire, c’est faire et peut-être faire faire
Roland Barthes |
Mais Laurent Binet
ne s’en tient pas là. Et si Roland Barthes avait eu avec lui, ce jour-là,
quelque chose d’une importance si considérable que cet accident aussi malheureusement
banal qu’absurde n’en fut pas un, mais un assassinat ? La question est
alors de savoir de quoi il aurait donc été possesseur qui explique ce meurtre
déguisé ?
Tout commence – ou
presque – avec Ferdinand de Saussure, considéré comme le fondateur du
structuralisme et de la linguistique moderne qui a établi les bases de la
sémiologie qu’il définissait comme « la science qui étudie la vie des
signes au sein de la vie sociale ».
Et puis vinrent Peirce, Hjelmske, et Austin, John Langshaw de son prénom. Ce philosophe anglais, né en 1911
et mort en 1960, s’est intéressé au sens en philosophie, ce qu’on a appelé la
philosophie analytique. C’est lui qui invente la théorie des actes de langage
qui sera notamment reprise et développée par des penseurs comme John Searle et
Daniel Vanderveken. Le maître-livre d’Austin qui est en fait la somme de
conférences qu’il a données à l’université de Harvard en 1955 s’intitule How to do things with words qui sera
traduit par Quand dire, c’est faire.
Austin est le
premier à montrer que le langage n’est pas uniquement constitué d’énoncés constatatifs (il fait chaud, il
pleut), mais qu’il recèle aussi des fonctions performatives : certains énoncés sont eux-mêmes des actes, comme lorsque par exemple le
maire prononce les mots « Je vous
déclare mari et femme », sa simple phrase faisant changer de statut
les protagonistes de cette affaire singulière, passant ainsi de fiancés à
époux. La phrase accomplit donc un acte et ne décrit pas un fait.
D’autres penseurs-chercheurs poursuivent le
chemin et notamment – surtout –
Roman
Jakobson. Né en Russie dans une famille juive, il enseignera dans
différents pays d’Europe avant de fuir l’Europe d’Hitler pour les États-Unis,
en 1941, où il intègre les équipes de Harvard sans pour autant rompre ses liens avec ses pairs, et notamment Claude Lévi-Strauss en France. Au-delà des travaux
de Ferdinand de Saussure qu’il a lus, Jakobson se concentre sur la façon dont
permet de communiquer la structure-même du langage. Il crée un modèle linguistique
divisé en six fonctions que le livre de Laurent Binet nous rappelle au
demeurant. Six fonctions du langage. Mais si Roman Jakobson en avait trouvé une
septième qui n’aurait pas été rendue publique du fait de son potentiel
terrifiant ? Une septième fonction du langage dont Laurent Binet dit, dans
une interview : « Une fonction
qui donnerait à celui qui la maîtrise le pouvoir de convaincre n’importe qui de
n’importe quoi dans n’importe quelle circonstance ».
Roman Jakobson |
Imaginez un peu qu’une telle fonction existe
et tombe aux mains de politiciens, de militaires, de chefs d’entreprise, de
mégalos ou agités de tout poil, voire de monsieur Michu ! Mais que tenait donc
sous son bras Roland Barthes tandis qu’il traversait la rue des écoles ce 25
février 1980 ? Le manuscrit inédit de Roman Jakobson sur la 7ème
fonction du langage ?
Oser penser
En vérité, Roland
Barthes n’est pas le personnage central du roman. Il apparaît en ombre chinoise
– sa vie comme une part de son œuvre. Sa vie, avec l’adoration qu’il portait à
sa mère dont la mort l’a laissé comme amputé, sa vie personnelle avec son côté
réservé, et aussi avec son amour des garçons. Son œuvre dont Laurent Binet dit :
« Son coup de génie est de ne pas se
contenter des systèmes de communication mais d’élargir son champ d’étude aux
système de signification. (…) Personne ne le sait mais il y a forcément une
explication (et elle est sémiologique) dans la démarche fière et cambrée de la
femme noire qui arpente les couloirs du métro devant lui, dans l’habitude qu’a
son collègue de bureau de ne pas boutonner les deux derniers boutons de sa
chemise, dans le rituel de ce footballeur pour célébrer un but (…), dans le
logo du sponsor principal de ce tournoi de tennis (…). Avec Barthes, les signes
n’ont plus besoin d’être des signaux : ils sont devenus des indices. Mutation
décisive. Ils sont partout. Désormais la sémiologie est prête à conquérir le
vaste monde. "
Jacques Derrida |
Gilles Deleuze |
Un des talents du livre
est de les faire vivre au quotidien, tantôt avec une vraisemblance assez
remarquable, tantôt avec des outrances ou des inventions qui font soit sourire
soit hausser un peu les épaules. Leurs dialogues sont néanmoins des moments de
bravoure, où éclatent leur ego, leurs rancœurs, leurs idées aussi. Laurent
Binet a usé d’un procédé cher aux structuralistes en composant ces dialogues.
Pour environ 60 %, dit-il dans une interview, les phrases ont bel et bien été
prononcées par les penseurs concernés, mais retravaillées. « D’une certaine manière, c’est très
derridien, dit-il. Prendre une phrase de l’auteur, la décontextualiser, la
recontextualiser ». Le résultat laisse parfois pantois mais est en
tout cas original et souvent convaincant.
Entre eux, ils sont
rarement tendres, sauf sans doute lorsque Laurent Binet fait parler Michel
Foucault de Roland Barthes : « La
vieille critique rance (…) ne lui a jamais pardonné (…) d’avoir osé penser (…),
d’avoir mis en lumière son infecte fonction normative, d’avoir montré ce
qu’elle est vraiment : une vieille prostituée souillée par la bêtise et la
compromission ».
Michel Foucault |
Si un certain étalage,
ici et là, de la vie privée de tous ces intellectuels peut déranger les
lecteurs qui, comme moi, préfèrent l’œuvre à la vie des auteurs et en tout cas toujours
la discrétion aux déballages, tout ceci donne néanmoins un aspect vivant à ces
rencontres, un peu dans le style « Comme si vous y étiez ».
Course-poursuite
Pour traquer le
supposé assassin et savoir ce que va advenir ce manuscrit au potentiel
terrifiant, Giscard d’Estaing soi-même va charger le commissaire Bayard de
l’enquête. Un peu Bérurier sur les bords, tour à tour réac et homophobe
(« Enculés de pédés d’intellos »)
ou carrément cool, il va recruter quasi de force Simon, jeune chargé de TD dans
l’univers assez hallucinant du Nanterre de cette époque où le mènent ses
investigations. Linguiste, intelligent, marrant, chaud lapin aussi, Simon va
devenir l’inséparable du commissaire, de Paris à Bologne, Venise puis aux États-Unis où conduit cette course-poursuite, pays dont les élites se sont
emparées, à partir de la fin des années 70, de ce que l’on a appelé la French theory où elle a contribué à
l'apparition des cultural studies, des Gender Studies et études
postcoloniales. On peut noter au passage
qu’assez longtemps, en France, ce mouvement intellectuel
américain majeur et l'influence de ces auteurs français aux États-Unis étaient
presque inconnus…
Cette
course-poursuite est émaillée de personnages étranges, Bulgares, Japonais, les
uns qui protègent discrètement – il faudra comprendre pourquoi –, les autres
qui abattent froidement ou torturent, tous obsédés par le fameux manuscrit. On
bouge beaucoup avec Laurent Binet. On erre dans les saunas parisiens et ses
backrooms où l’on croise certains protagonistes du roman, on fait la
connaissance de gigolos maghrébins au demeurant assez sympas et loin d’être
sots, on passe plusieurs fois par la case Élysée, on s’immerge dans des
universités, des bibliothèques, des palais où se tiennent les réunions secrètes
du Logos Club, ce cercle très fermé de jouteurs oraux dont le plaisir suprême
est la rhétorique que Laurent Binet, au sein d’un dialogue, distingue à sa
manière de la sémiologie : « C’est
très simple. La sémiologie, ça permet de comprendre, d’analyser, de décoder,
c’est défensif, c’est Borg. La rhétorique, c’est fait pour persuader, pour
convaincre, c’est offensif, c’est McEnroe ».
Laurent Binet
s’amuse à citer, via un « On raconte », tous ceux qui
auraient fréquentés le Logos club au cours de son histoire, de certains papes à
Sade, de Shakespeare à Diderot, de Baudelaire à Zola, de Danton à Ghandi… A la
tête du Logos club, le Grand Protagoras
dont on ne découvrira l’identité qu’à la fin de l’ouvrage. « Détail » :
le joueur de classification inférieur qui défie un haut gradé et perd aux yeux
du jury doit poser une main sur une petite planche en bois où on lui coupe un
doigt.
L’auteur ne cache pas
qu’il a fait un quasi copier-coller du Fight club que le public a connu au travers du film de David Fincher, sorti en 1999, et adapté du roman éponyme de Chuck Palahniuk, publié en 1996.
Nous voici presque au
bout de ce voyage décapant. Le manuscrit va-t-il être enfin saisi ? Qui va
s’en servir et pour faire quoi ? Qui a commandité les meurtres ayant
jalonné le livre ? Mais si on le trouve, ce manuscrit aura-t-il les
pouvoirs qu’on lui suppose ?
François Busnel
avait estimé, en recevant Laurent Binet, que la fin était un peu délirante :
c’est vrai… Mais c’est au demeurant une des marques de tout le livre de Laurent
Binet, agrégé de lettres qui s’est fait connaître en 2010 avec
son roman HHhH (Grasset) grâce auquel il a obtenu le Goncourt
du premier roman.
On ne
sait si La septième fonction du langage, lauréat
du prix du roman Fnac, est finalement une
charge contre un certain intellectualisme, une fantaisie, une
incursion dans l’univers passionnant de la sémiologie ou un divertissement,
comme on disait autrefois, dans lequel toutes ces ondes se mêlent, en nous
emmêlant parfois, mais sans que jamais l’on ne s’ennuie.
Thierry Martin